mardi 31 mars 2015

Les enfants rebelles d’Ayotzinapa





La grande presse l’a évoqué pour ne plus en dire grand-chose ensuite : le 26 septembre dernier, à Iguala, dans l’État de Guerrero, au Mexique, six étudiants ont été tués et quarante-trois autres kidnappés par une force répressive mélangeant, en un cocktail sanglant, policiers et narcotrafiquants affiliés au cartel Guerreros Unidos. Ces malheureux faisaient partie d’une centaine d’étudiants de l’école normale rurale d’Ayotzinapa venus manifester contre la réforme libérale de l’enseignement, laquelle menace de fermeture nombre d’écoles normales rurales (au nombre de quarante-six en 1922, elles sont désormais dix-sept, dont deux sont en passe d’être fermées). Retour sur un énième crime d’État.

Ayotzinapa, la rebelle
L’école normale rurale d’Ayotzinapa – qui forme de futurs professeurs d’écoles – est depuis longtemps connue pour l’engagement militant de ses élèves et professeurs, qui fait d’elle un véritable centre de contestation politique et sociale dans cette partie du Mexique. Son fonctionnement même traduit cette volonté de porter en elle un monde nouveau, bien différent du modèle capitaliste et autoritaire dominant : pour y entrer, il faut prouver que l’on est pauvre ; les projets des élèves souhaitant, après leur formation, partir enseigner dans les communautés rurales sont encouragés et privilégiés ; les décisions qu’implique la gestion collective de l’école sont prises lors d’assemblées réunissant tous les acteurs de la structure ; etc. Dans un État, le Guerrero, réputé pour sa grande pauvreté et l’extrême violence des rapports sociaux, l’école normale rurale d’Ayotzinapa, située à trois heures de route de Mexico, est un îlot de résistance et d’espoir, un phare qui lutte pour continuer à briller et à apporter un peu de lumière et de chaleur aux populations écrasées sous le joug narco-policier.

Une répression sanguinaire
Que s’est-il donc passé le 26 septembre ? Ce vendredi-là, la centaine d’étudiants s’est rendue à Iguala à bord de deux autobus en vue de participer à la manifestation contre la réforme de l’enseignement. Interceptés par la police municipale à la sortie de la ville, ils ont tenté de dialoguer avec les agents pour obtenir le droit de passer, mais ils n’ont eu pour seule réponse que le bruit des armes à feu. Trois des étudiants venus parlementer sont ainsi tués sur place, cinquante-sept autres sont arrêtés et disparaissent ; les autres s’enfuient comme ils peuvent dans les collines alentours – trois autres jeunes seront aussi tués un peu plus tard par la police. Un des étudiants rescapés a ainsi décrit la scène à un journaliste d’El País : « Ils ont fait feu sur un copain presque à bout portant. La balle lui est entrée dans la mâchoire et lui a explosé la tête. Il était méconnaissable. Ils ont continué à tirer et nous avons pris la fuite comme nous avons pu. Nous étions cernés par des voitures de police, des policiers, et j’ai même vu des gens en civil 1. » Le lendemain, toujours selon El País, lorsque le jeune étudiant se rend à la morgue pour identifier le corps d’un des tués, il peine à le reconnaître : « L’étudiant était défiguré : on lui avait lacéré le visage au cutter et arraché les yeux », écrit le journaliste. La barbarie policière ne connaît aucune limite, surtout quand elle se conjugue avec celle des narcos, connus pour les mises en scène macabres de leurs crimes.

Rendez-nous nos camarades !
Si quatorze des cinquante-sept étudiants disparus sont réapparus depuis l’enlèvement, quarante-trois restent encore introuvables. Samedi 4 octobre, six fosses contenant vingt-huit cadavres, dont plusieurs découpés en morceaux et calcinés, ont été découvertes près d’Iguala. Dans la foulée, le procureur de l’État, Iñaky Blanco, a annoncé qu’il s’agissait très probablement des restes des étudiants kidnappés, d’autant que, dans la foulée, deux narcos ont avoué avoir tué dix-sept des quarante-trois manifestants. Pourtant, les familles et les proches des victimes n’ont depuis cessé de dire que ces corps ne sont pas ceux des étudiants disparus ; et ce d’autant que les alentours d’Iguala sont connus pour leurs « cimetières sauvages » où les victimes des narcotrafiquants et des flics sont enterrées en masse (pour la seule année 2014, plus de quatre-vingts corps y ont été découverts). Mercredi 15 octobre, les expertises ADN réalisées sur les vingt-huit cadavres des six fosses communes ont donné raison aux proches des victimes : ce ne sont pas ceux des étudiants kidnappés.
L’espoir de retrouver les étudiants en vie est donc toujours permis et il habite encore les mobilisations de la société civile mexicaine. Un espoir qui, d’ailleurs, ne se contente pas d’attendre passivement, mais qui vit et s’exprime au rythme de nombreuses et vastes mobilisations populaires qui envahissent littéralement les artères des villes dans tout le Mexique. Au Chiapas, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) a ainsi organisé, le 8 octobre dernier, une marche silencieuse de vingt mille zapatistes dans les rues de San Cristóbal de Las Casas. Dans un communiqué, le sous-commandant insurgé Moisés a affirmé, au nom de l’EZLN, partager la souffrance des proches : « Vous n’êtes pas seuls. Votre douleur est notre douleur. Nôtre est aussi votre digne rage. » Et d’appeler, ensuite, les « compañeras et compañeros de la Sexta au Mexique et dans le monde […] pour qu’ils se mobilisent selon leurs moyens et modes, en soutien à la communauté de l’école normale d’Ayotzinapa, et pour la demande d’une vraie justice ».

Aveux coupables
Les manifestations de soutien aux étudiants d’Ayotzinapa étant nombreuses et légitimement très conflictuelles, le procureur de l’État de Guerrero a été contraint de reconnaître officiellement la collusion entre la police et le cartel Guerreros Unidos, en confirmant publiquement que le responsable de la répression était bien le directeur de la sécurité publique d’Iguala (un certain Felipe Florez), que les policiers avaient effectivement sollicité le soutien des Guerreros Unidos et que le chef de ces derniers, le sinistre El Chucky, avait bien ordonné le kidnapping et le meurtre des étudiants. Mais ces aveux ont tardé à venir, et les deux principaux responsables publics – le directeur de la sécurité et le maire d’Iguala – ont pu prendre la fuite sans être inquiétés. Eux aussi, désormais, sont introuvables, mais on les imagine dans un tout autre confort que celui des fosses communes des cartels.




1. Juan Diego Quesada, « Ayotzinapa, l’école militante des étudiants disparus », El País, 11 octobre 2014.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire